Le départ de Madagascar de Raymond Deroussent

J’ai évoqué l’arrivé de Raymond Deroussent, instituteur à Madagascar, dans un article publié le 9 février 2022 (à lire ici).

Suite à cet article, un membre de la famille Deroussent m’a fait parvenir une lettre de Raymond envoyée à sa sœur Jeanne dans laquelle il décrivait son voyage du retour (avec sa femme Suzanne Desriscourt  de Lanux et leur plus jeune fils Roland) en France après 25 années passées à Madagascar. Je publie les passages les plus marquants de cette belle lettre qui raconte ce long voyage.

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Amiens, le 3 octobre 1949

Ma chère Jeanne,

Il y a déjà quinze jours que nous sommes arrivés à Amiens et tu n’as encore reçu le moindre mot de l’un de nous. C’est invraisemblable.

Je me fais un devoir de compenser cette négligence par quelques détails sur notre voyage.

Départ de Tananarive le 15 août. Des larmes à la gare. C’est la première fois que Micheline (fille de Raymond et de Suzanne) sera séparée de sa maman. 5h30 : dernières effusions. Le train part. Les mouchoirs agités s’estompent peu à peu dans la lumière incertaine du jour naissant. Nous traversons la partie orientale de la vaste plaine du Betsizaraina. Tananarive disparaît dans le violet sombre de l’horizon.
Pays déjà maintes fois traversé mais revu toujours avec autant de curiosité. Les sites d’Imerina qui défilent sont d’une douceur mélancolique. Suzanne ne peut se contenir davantage et se blottit dans son coin.

Bientôt le train s’engage dans les massifs boisés et humides de Lamandraka. C’est la forêt, une forêt tout clairsemée, dépouillée par l’homme de ses plus beaux arbres. Nous descendons. Voici Manjakandriana : 1230 m ; Ambatolaona 1140 m. Nous surplombons tout à coup, à la sortie d’un long tunnel, la plaine de Sabotsy et arrivons dans la cuvette de Moramanga : 950 m. La forêt s’épaissit : éloignée des grands centres, l’homme l’a épargnée. Elle est restée intacte à Périnet où nous déjeunons.

Nous descendons toujours à travers la forêt vierge avec ses fougères arborescentes et sa végétation luxuriante. Fanovano, Ambatovola, Rogez, Mouneyres, Junck. La montagne change de décor. Les sommets arrondis sont recouverts de peuplements de bambous pleureurs et de ravenala ; dans le fond des vallées, des raphias. Nous sommes maintenant a moins de 200 m. Anivorano, Labourdonnais, Brickaville. Nous contemplons avec  tristesse les restes d’un pont de plus de 500 mètres détruit pendant la dernière saison des pluies. Le transbordement est lent. Le soir tombe. Enfin nous repartons. Les reflets mouvants de Brickaville que nous regardions depuis plus de deux heures ne sont plus maintenant qu’un aimable souvenir.

Enfin Ambila-Lemaitre et l’Océan que nous longerons jusqu’à Tamatave et que nous apercevrons, argenté par un magnifique clair de lune, par les échancrures que la nature aménagées dans un cordon de végétation semi-aquatique. Enfin des multitudes de points lumineux scintillent au loin. C’est Tamatave. Il est 22h. De bons amis nous attendent sur le quai.

Le mardi 16 est consacré aux formalités administratives. Mes collègues me facilitent la tâche. Nous pouvons nous promener. Nous embarquons dans l’après-midi du 17. Vite remis de nos fatigues de la descente de Tananarive à Tamatave nous nous installons, frais et dispos, à bords de la « Ville de Strasbourg », vieux paquebot mixte, très lent, mais très stable. Prudents nous gardons la cabine pendant les premières heures de traversée. L’océan est houleux, mais pas démonté. Les malades sont rares. Nous embarquons de la vanille, du girofle et du poivre à Antalaha. Nous touchons Diego, que nous retrouvons sale, triste. Nous y séjournons beaucoup trop longtemps à notre gré.

Majunga. Réré (Raymond, fils aîné de Raymond et Suzanne) nous accueille dans la première vedette et nous embrassons quelques instants après notre petit-fils Luc (fils de Réré et Solange) âgé d’une dizaine de jours. Solange (femme de Réré) est debout ; Christiane (fille aînée de Réré et Solange) gambade sous la véranda de l’hôtel et s’éloigne parfois sous les touffus badaniers de la corniche voisine. Nous passons la nuit là et regagnons le bord le lendemain avec Réré qui déjeune avec nous. Mais c’est trop vite une nouvelle séparation, de nouvelles larmes de Suzanne. Réré est maintenant dans la vedette avec les derniers visiteurs. La sirène déchire l’air. Nous nous éloignons de Madagascar, de cette île rouge où je suis arrivé il y a plus de vingt-cinq ans et que j’ai quittée la dernière fois en mai 1934 …

C’est le vrai départ. Nous voguons désormais vers la France. Traversée sans histoires, effectuée dans une cabine spacieuse et confortable où nous nous retrouvons le soir tous les trois après les occupations peu fatigantes d’une journée d’oisiveté. Avec cela bonne table. Les passagers sont peu nombreux en première, tous sont sympathiques. Quelques bons joueurs de bridge. Autant de circonstances favorables qui font oublier un vent debout tenace assez désagréable et l’excessive lenteur du bateau. Huit journées loin de tout côte et c’est Aden. Nous restons à bord. Le lendemain, Djibouti, terre française. nos francs CFA ne sont pas acceptés. Pour mille francs métropolitains nous ne recevons que 600 francs locaux. l’Union française, terre de liberté et d’égalité, est vraiment une belle création ! Mais nous rentrons sagement à bord avant de nous être fait dépouiller. Nous achèterons les cigarettes pour Marcel (frère ainé de Raymond) à Port-Saïd.
Nous sommes maintenant en mer rouge. Les deux premières journées sont très pénibles : il fait très chaud ; pas un souffle d’air. Heureusement que se lève bientôt un vent debout qui rafraîchit l’atmosphère lourde du bateau.
C’est dans ces conditions très supportables que nous voyons poindre Suez. Nous  traversons le canal de nuit, en convoi. Nous nous levons à Port-Saïd. Surprise désagréable ! La « Ville de Strasbourg » est consignée. Impossible de descendre à terre. Seuls ne viennent à bord -pourquoi la quarantaine est-elle à sens unique ? – que des vendeurs de maroquinerie, de souliers et de rahat loukoum. Tant pis. Marcel n’aura pas de cigarettes Abdullah, qu’il avait tant appréciées lors de notre dernier congé.

Enfin nous sommes en pleine mer Méditerranée. Prochaine et dernière escale : Marseille. Tous les cœurs battent plus vite. Hélas, dans cette allégresse générale, il y a une note sombre. Un passager qui avait pris place à bord à Djibouti, à bout de souffle, meurt. Il sera immergé – sur sa demande expresse non loin de la Crète. Cérémonie émouvante au possible ! Une planche inclinée, le cercueil glisse, creuse la mer, remonte, hésite un court instant, et coule … Quelques secondes ont suffi.

Les côtes de Calabre sont en vue ! Oui c’est la Sicile, Messine et Reggio. Carybe et Scylla.. Nous passons à quelque deux cent mètres du Stromboli en éruption. Des filets de lave descendent lentement au long des flancs grisâtres du volcan et se perdent dans un nuage de vapeur à leur contact avec l’eau.

Une longue journée au cours de laquelle nous vaquons à nos préparatifs de débarquement : les malles de cabine sont refaites, les valises remplies. Nous entrons dans les Bouches de Bonifacio et longeons quelque peu la côte occidentale de la Corse. C’est l’air de France que nous respirons maintenant.

Le lendemain, trentième journée depuis la levée de l’ancre à Tamatave – nous prenons place très tôt sur le pont. On aperçoit au loin les îles Lérins. Tous les passagers sont là quand le paquebot passe à la hauteur de Toulon. Les Maures domine la mer un peu démontée. Qu’importe ! Tout le monde a désormais le pied marin ! Nous nous rapprochons de plus en plus de la côte découpée. Tout nous paraît beau et bon : l’air, le bleu du ciel, le creux des vagues, l’écume mugissante, les rochers stériles.

Marseille ! c’est Marseille ! À vrai dire, on ne distingue encore, tout au fond de la rade, que Notre Dame de la Garde, bien campée sur son roc et dominant toute la baie. Peu à peu les détails se précisent. Le château d’If et les îles qui l’entourent se dessinent et forment le premier plan d’un site splendide. Nous apercevons Endoume, puis les bassins, les quais ; nous devons accoster au Cap Pinède. Le pilote est là. Lentement la « Ville de Strasbourg » s’approche du bassin, puis du môle. 14 heures : les amarres sont jetées … Tous, passagers et membres de l’équipage attendent avec impatience l’autorisation de débarquer. Hélas ! la santé et la police ne se soucient guère de notre fièvre et ce n’est qu’à 16 heures que nous pouvons fouler les quais et à 17 heures nous libérer des énervantes formalités de la douane.

Enfin nous prenons possession de notre chambre au Continental un peu avant 17h30 et après une rapide toilette nous reprenons contact non sans plaisir avec la fameuse Canebière, plus belle et plus animée que jamais.

Le lendemain, soit le samedi 17 septembre, les obligations administratives, au Service Colonial, remplissent toute la matinée. Consternation ! Nous désirons prendre un train du soir pour Paris. Mais toutes les banques sont fermées. D’autre part les sommes attribuées à notre départ de Madagascar en francs métropolitains – 4000 par voyageur – sommes déjà ébréchées, ne suffiront même pas à payer la note d’hôtel. C’est à la dernière minute que mon jeune ami Dervillé et moi – M. Dervillé est professeur de lettres au lycée Gallieni et se rend à Caen – faisons la découverte de l’unique bureau de Change qui opère la conversion de nos avoir CFA en monnaie métropolitaine. Mais plus de place dans les trains du soir. Nous retenons nos coins dans le premier train du lendemain. Samedi après-midi, visite de l’Exposition Internationale de Marseille, cinéma, et le soir feu d’artifice de toute beauté.

Dimanche. Nous quittons Marseille à 6h10. Et ce sont les splendides paysages de France qui se déroulent comme un long film jusqu’au soir. Nous descendons du train à 19h35 à la gare de Lyon.

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Le reste de la lettre concerne la famille Deroussent et demeure privé. 
Je remercie Ghislaine Choux pour son autorisation et sa transcription de la lettre.

Article sur la ligne de chemin de fer TCE (Tananarive-Côte Est)

Parcours de la ligne TCE (Tananarive-Côte Est) : de Antsirabe à Tomasina (Tamatave) via Antananarivo (Tananarive).
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